Les Chaussures du Président

Écrite comme une fièvre le temps d’un week-end, cette longue nouvelle repose selon moi sur une très bonne idée, qui mériterait d’être développée sous une forme plus longue. En attendant, je la publie ici en intégralité.

LES CHAUSSURES DU PRESIDENT

L’entretien avait été très court quoiqu’un peu protocolaire : nous nous étions retrouvés à peu près à douze, engoncés pour la plupart dans des costumes neufs achetés pour l’occasion (certains étaient encore froissés, portant les plis comme autant de stigmates de leur vie de tête de gondole ; d’autres sentaient le synthétique et la sueur d’enfant bangladais ; je remarquais même un candidat qui tentait de cacher l’étiquette de son costard dans la manche, étiquette qu’il avait laissé accrochée histoire de ramener la tenue au magasin en cas d’échec à l’entretien) ; nous étions une douzaine, donc, assis dans le Salon Richelieu du Palais de l’Élysée, attendant que quelqu’un veuille bien nous recevoir. L’annonce n’avait pas précisé quelles compétences particulières il faudrait faire valoir pour obtenir le job – simplement une disponibilité totale et immédiate ainsi que, chose étrange, l’obligation de chausser du 45.
Ce qui me paraissait le plus singulier dans tout cela, plus encore que le protocole propre au Palais, qui nous avait conduit de corridors en antichambres et de contrôles de sécurité en huissiers, c’était l’incroyable diversité des candidats. Si tous portaient les signes distinctifs du chômeur de longue durée (le fameux costume H&M « acheté à la journée », une chemise de carton défraichie renfermant un Curriculum Vitae préparé soigneusement avec un conseiller Pôle Emploi aussi blasé qu’une huître dite d’Arcachon mais élevée en bassin dans le Lac du Der et des ongles rongés, ce qui évitait au candidat de montrer qu’ils étaient salis par la nicotine), il y avait là des hommes de tout âge et de toute provenance. Je reconnaissais là les moins abîmés, appartenant à ce que la France produisait de mieux en termes d’énarque ; tirés à quatre épingles, vraisemblablement propriétaires de leur costume, CV sur papier gaufré et smartphone plus gros que la bite ; un ou deux autres individus lambda, c’est-à-dire comme moi, qui avaient passé la majeure partie de leur vie camouflés dans la médiocrité – eau tiède deuxième langue. Il y avait aussi un grand athlète à la peau bronzée, incroyablement musclé, un asiatique impassible et, contre toute attente, un vieux monsieur. Celui-là ne portait pas de costume, ni de pochette cartonnée, comme si c’était perdu d’avance. Le seul point commun à tous ces inconnus semblait être leur pointure : ici, on chaussait du 45. En jetant un coup d’œil rapide à l’assemblée, je constatais qu’en terme de panards, nous semblions tous libres et égaux.

*

Après une attente interminable passée à user la feutrine de ma chaise Napoléon (ou Giscard d’Estaing) en me dandinant et en scrutant le visage des candidats reçus avant moi en quête d’un indice relatif à la tâche qu’on allait nous demander (en vain), on m’appela. Mon nom précédé d’un « Monsieur » claqua dans le Palais de l’Élysée – je me dis que ce serait très certainement la seule et unique fois que ça arriverait, et je suivis l’homme en livrée qui avait appelé. Je pénétrais dans un bureau lumineux qui, après l’ambiance feutrée du salon, me fit plisser les yeux. Un bureau. Et derrière le bureau un grand nerveux agité de tics qui remettait sans cesse sa mèche de cheveux d’argent sur son front, où elle ne voulait pas rester. Il me servit un : « Bonjour, Monsieur (Je notais qu’entre le salon et le bureau j’avais perdu la moitié de mon identité). Asseyez-vous et déchaussez-vous « .

*

Je ne sais pas quel rapport particulier les hindous entretiennent avec leurs pieds, ni les afghans, ni les népalais ; mais je sais que pour moi, français modeste né dans la Nièvre et sans aucun fétichisme revendiqué, je trouvais quelque peu humiliant de me retrouver les pieds à l’air devant un représentant de l’État. D’autant que je venais de repérer un trou dans ma chaussette gauche, au niveau du gros orteil ; lorsque je l’avais repéré je m’étais dit qu’il faudrait que je me coupe les ongles des pieds bientôt, et puis je m’en étais voulu de penser à ça à l’Élysée – quoiqu’il en soit, un huissier n’avait pas tardé à apporter une paire de souliers parfaitement cirés sur un plateau en argent. Je pensais : « Quel cirque, tout de même, il ne vont pas me les faire essayer, on n’est pas dans La Belle au bois dormant » – et puis je réalisais que c’était dans Cendrillon qu’on réunissait les jeunes filles dans les salons de palais pour leur passer la chaussure au pied ; bref, je me perdais dans mes pensées si bien que lorsque l’huissier m’eut enfilé les pompes et que le grand nerveux m’eut demandé de faire quelques pas pour voir comment je me sentais, je m’entendis balbutier une réponse approximative du genre de : « Ben euh… Je suis un peu serré.
– C’est parfait. Vous avez le poste ».

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Le grand nerveux avait remis sa mèche d’argent en place, et puis s’était mis à expliquer : « Ce que vous avez en plus des autres candidats – plutôt en moins, devrais-je dire, c’est l’envie de bien faire. Les autres ont voulu en faire des caisses, lorsque l’huissier leur a passé les chaussures, ils m’ont tous dit qu’ils se sentaient bien dedans, en pensant que c’est ce que je voulais entendre. Or les chaussures en question sont des Weston, modèle Richelieu.
– Comme le Salon ?
– Comme le Salon Richelieu, voilà (il avait haussé les sourcils). Des Weston pointure 45, modèle 7 œillets, veau box noir. Et personne ne peut être à l’aise là-dedans quand c’est neuf, il faut au moins deux ou trois semaines de marche pour les faire à son pied ».
Je devais vraiment tirer une gueule de moule de bouchot, parce que l’autre interrompit son discours.
Puis reprit : « Vous, vous m’avez dit que vous vous sentiez serré dedans, ce qui semblait vrai. Vous avez été honnête, vous n’avez pas voulu bien faire. C’est exactement pour cela que l’Élysée va vous embaucher.
– Pour être honnête ? (Même sans grande conviction politique, l’idée d’être embauché dans un tel lieu pour être honnête me semblait peu appropriée) ».
L’autre soupira encore une fois, se massa les tempes, puis conclut : « Non. Vous êtes embauché pour assouplir les chaussures neuves du Président. La situation internationale est tendue, à l’intérieur le pays se soulève parce qu’il ne veut pas que l’on réforme alors qu’il nous a élu pour ça, les turcs et les américains nous chient dans les godasses (passez-moi l’expression), alors le PR ne peut pas se permettre de travailler contrit dans des souliers de communiant. Vu ? Vous allez donc porter ces chaussures pour les assouplir. Rendez-vous compte, monsieur, vous êtes sûrement le premier et le seul homme en France à mettre ses pas devant les pas d’un Président ».
Il avait fallu l’aide d’un huissier pour fermer ma mâchoire béante. « Je commence quand ?
– Maintenant. Un de mes collaborateurs va vous faire signer votre contrat : six mois renouvelables, à raison d’une paire de chaussures à assouplir tous les quinze jours. Le Président en consomme beaucoup. Il faut dire que les Weston deviennent vite molles, et le PR doit conserver une image de fermeté. Vous gardez cette paire aux pieds, du lever au coucher, et vous marchez au moins six heures par jour. Un rythme présidentiel, en somme. Dans deux semaines vous revenez au Palais nous déposer cette paire, nous vous donnons la suivante, et ainsi de suite. Le contrat prévoit une enveloppe de défraiement pour les pansements et les antiseptiques en cas d’ampoule. Des questions ?
– Euh…
– Ah oui. Une dernière chose. Il est évident que vous êtes tenu au secret le plus absolu par une clause de confidentialité. Hors de question que ce genre de chose ne s’ébruite, on aurait encore l’opinion au cul – et on n’a vraiment pas besoin de ça – l’opinion ne sait pas ce que c’est que de marcher sur un tapis rouge au Kremlin ou à Ankara. Il vaut mieux être à l’aise dans ses pompes quand on négocie avec des assassins.
– Pardonnez-moi d’aborder cette question, mais… côté rémunération, comment ça se passe ? ».
L’autre remit sa mèche, me regarda avec un tic nerveux, puis inscrit avec un large sourire un montant sur un papier à entête qu’il me tendit. Je manquais de m’étouffer : « Euh… ça c’est pour les six mois ou c’est pour chaque mois ?
– C’est le montant par paire de chaussures, versé tous les quinze jours directement sur votre compte bancaire. Bienvenue à l’Élysée, Monsieur… Monsieur ? ».

*

Mon nom avait dû sortir de sa tête aussi vite que je l’étais de son bureau, mais la leçon avait été claire : c’est ma distraction et mon inconstance qui m’avaient valu d’obtenir ce job de rêve. Me voilà jeté sur le trottoir avec aux pieds des pompes qui feraient bientôt le tour du monde, qui rencontreront les plus grands. En m’éloignant de l’Élysée pour gagner mon minuscule appartement, je ne pus m’empêcher de me sentir important. Tous les dix pas, je jetais un coup d’œil furtif à mes mules de pacha, sourire en coin, comme dépositaire du secret des Dieux. Je me demandais si mes mocassins royaux feraient bientôt du pied sous la table à la Reine Beatrix, ou mordraient la poussière rouge du Centrafrique lors d’une bonne vieille démonstration militaire à même de montrer l’efficacité de nos armes – ou botterait le cul d’un opposant parlementaire de la vieille école, celle du bipartisme à papa.
Je décidais d’adopter une attitude toute professionnelle, évitant les flaques d’eau et les crottes fumantes laissées par les chiens racés du premier arrondissement. J’essuyais instantanément le moindre éclat de boue qui maculait le cuir jupitérien.
Après avoir traversé la Seine et passé le Palais Bourbon en me demandant si parmi les promeneurs anonymes que je croisais se trouvaient des porteurs de pompes de députés, je gagnais le Boulevard Saint Germain qui me conduirait jusqu’à Maubert Mutualité. C’est là que j’habitais un appartement ridiculement petit au quatrième sans ascenseur, et surtout sans volets, ce qui, étant donné qu’il était situé à l’aplomb d’une pharmacie, coloriait mes nuits d’une bipolarité vert hôpital. Mais arrivé en bas de chez moi, je réalisais que j’avais marché une heure à peine – il en fallait au moins cinq de plus pour remplir ma part du contrat. La possibilité de tricher m’effleura l’esprit, mais j’avais passé les quelques 37 premières années de ma vie à louvoyer ; pour une fois qu’on m’offrait un emploi pas trop compliqué et grassement payé, j’allais tâcher de m’appliquer.

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Je pris vite le pli. Les chaussures aussi. Chaque jour, le même parcours. J’aurais pu improviser, mais il me semblait que recourir à l’habitude me facilitait la tâche. La routine est une compagne rassurante. Arrêts dans les mêmes cafés et repas dans les mêmes restaurants, j’avais négocié de faire passer ces extras en note de frais.
Pour donner le change aux patrons qui me saluaient désormais comme un habitué, je prenais avec moi un carnet et un crayon. Ils me considéraient comme un écrivain, ou un dessinateur, un artiste – en tout cas un farfelu réglé comme une horloge, aux habits pelés mais aux chaussures toujours impeccablement cirées. Personne ne se doutait que je marchais pour le Président, car le carnet détournait l’attention ; si l’on voit quelqu’un écrire, on se demande ce qu’il écrit, c’est un réflexe ontologique, comme une envie de chier ou de se couper les cheveux lorsqu’ils sont trop longs. En employant ce stratagème, je me faisais penser à ce résistant qui, pour tromper la vigilance du garde-frontière allemand passait chaque jour de la zone libre à la zone occupée avec un panier sur son vélo – panier désespérément vide et innocent que le boche s’obstinait à fouiller, flairant l’entourloupe, sans réaliser que c’étaient des vélos que le résistant faisait passer.
Paire après paire, je m’amusais à voir passer le temps, et avec lui les rues changeantes de Paris. Du gris mouillé de l’automne, on était passé à l’hiver blanc. Décembre venait de commencer sa phrase et moi, avec mes pompes brillantes au bas d’une silhouette courbée et anonyme qui luttait contre le froid, j’étais son point d’interrogation.
Le fait de devoir cacher un secret donnait de l’importance à ma condition d’anonyme. Je me sentais différent de ceux que je croisais quotidiennement, refrains de ma rengaine : la vieille aux pigeons sur son banc du Jardin du Luxembourg, le balayeur et son café de 8h30 au McDonald’s, le patron du Royal et son menu du jour à 12€. Je me demandais quel était leur secret à eux, pour les faire tenir dans la pince serrée de l’hiver, lorsque l’on n’a plus pour se réchauffer qu’un bas de laine vide dont on se sert en guise de collant.

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Si ce n’était mon salaire, qui me permettait de manger chaud et de payer mon loyer sans trop avoir à calculer, rien ne me différenciait de la masse de ceux qui m’entouraient : on nous distribuait à chacun un carton en début de mois, et en avant pour le loto des emmerdes. Charge à nous de placer les pions sur les numéros tirés au hasard : « Numéro 5, le lave-vaisselle a lâché ! », « Numéro 29, licenciement économique ! ». « Numéro 52, courroie de distribution et augmentation du diesel ». Nous avions le Destin comme animateur, et certains avaient le malheur de crier « Bingo ! » dès le dix du mois. La politique du propriétaire de mes pompes, elle, ne faisait pas recette, ou alors du côté des électeurs déçus. Si bien qu’assez vite la colère se mit à gronder. Je constatais d’ailleurs qu’à chaque nouvelle paire de chaussures assouplie que je devais déposer, la sécurité de l’Élysée, elle, se renforçait.

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Je n’avais pu m’empêcher, depuis quelques mois, de me livrer à un petit jeu : une fois revenu dans mon appartement, chaque jour à la nuit tombée, je cirais délicatement mon outil de travail, généralement après avoir admiré mes nouveaux mollets de coq résultant de mes marches forcées – un coq français !, et je marquais l’une des chaussures d’un signe distinctif mais d’une discrétion absolue, remarquable par moi seul. Il pouvait s’agir d’une entaille discrète sur le côté de la semelle, ou d’un déséquilibre entre la longueur des extrémités d’un lacet. Tout en marquant ma paire de pompes du moment d’un signe invisible (pour tous sauf pour moi), je regardais les chaînes d’info en continu à la recherche d’une image présidentielle. Rien ne me procurait plus de satisfaction que de reconnaître l’une de mes marques au détour d’un tapis rouge, ou au pied d’une poignée de main. J’avais ainsi l’impression, à ma façon, de participer à la marche du monde.
De fait, nous étions très prosaïquement de plus en plus nombreux à marcher dans la capitale ; il m’arrivait fréquemment maintenant d’être pris au cours de ma journée dans l’un ou l’autre cortège contestataire – syndicats, banderoles, coups de sifflet mégaphone… Les pompes du Président au milieu des chaussures des travailleurs, s’ils savaient !

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Encore le même circuit, toujours les mêmes arrêts. A la mi-décembre, la révolte enflait à tel point que les civils lancèrent un mouvement spontané – les corporations rejoignaient les mouvements spontanés ou syndiqués : agriculteurs, transporteurs, infirmiers. Bientôt, Paris brûlait ses premières barricades, et, pour la première fois depuis longtemps, on vit passer dans les rues de la capitale des véhicules blindés. Tout à mon observation de cette violence, témoin d’une France invisible trop longtemps laissée en jachère, je fis une erreur de débutant : un samedi de grande colère, quelques jours avant Noël, alors que j’attaquais ma cinquième heure de promenade du côté des grands boulevards, foulard sur le nez pour me protéger des gaz lacrymogènes, je ne vis pas le tison ardent échappé d’une barricade – barre de fer chauffée à blanc, comme la colère des manifestants, et je m’empalais le pied en déchirant la Weston Richelieu, et ma cheville, par la même occasion. Je hurlais de douleur avant de me faire charger par un groupe de CRS – grenades assourdissantes, policiers en civil, j’avais beau leur gueuler de me laisser, que j’étais de la maison, qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, que jamais je ne me laisserais marcher sur les pieds, je me fis embarquer. Je fus jeté sans ménagement dans un panier à salade que je tapissais copieusement de sang, à cause de la blessure. Je crois que je m’évanouis avant de rejoindre la cellule crasseuse du commissariat du 6ème.

*

Il avait fière allure, le chat botté ! Qu’importent les privilèges s’ils doivent rester secrets ! Affalé sur un carré de béton que d’aucuns – agents de la paix, auraient appelé « banquette », la gueule en vrac, les chaussures ruinées et une entaille de dix centimètres en haut du pied gauche (ça porte bonheur ?), je n’avais l’air de rien – ou de moi. En tout cas certainement pas d’un agent des forces spéciales du pied.
Je commençais à me lamenter sur mon sort (c’est vrai, après une telle faute professionnelle, est-ce qu’on allait me garder ? Et puis qui allait me sortir d’ici, je n’avais pas beaucoup d’amis, il faut dire que six heures de marche forcée quotidienne ne favorisaient pas la construction d’une vie sociale) lorsque je vis le grand nerveux de l’Élysée, celui à la mèche rebelle, passer devant ma cellule accompagné d’un policier. « Libéré ! » Comment est-ce que j’avais pu douter de l’État !? Bien sûr qu’on allait me sortir de là !
Mais en guise de libération, j’avais vu de travers : après avoir ouvert la porte, le policier jeta le nerveux vers moi. Je l’évitais de justesse, préférant le voir s’écraser sur la banquette EIFFAGE. Son visage était parcouru de tics, plus encore que la première fois que je l’avais vu, et pour une fois la mèche d’argent tenait en place sur son front parce qu’elle était collée par la sueur. Il tourna la tête et, contre toute attente, me reconnût : « C’est fini, machin ».
Tiens, de Monsieur on était passé à Machin, encore une antichambre et je me ferai insulter. Apparemment, il était déjà au courant pour les chaussures abimées, car sa sentence venait de me mettre à nouveau au chômage. Je baissais le regard vers les lambeaux de veau tanné à 700 balles la paire en disant : « Je suis désolé pour les chaussures ». L’autre éclata de rire : « Mais on s’en branle de tes pompes, Machin ! Elles ne serviront plus à rien ! Les marcheurs sont sur l’Élysée, on a tous été arrêtés… Ma parole, mais tu habites dans une grotte ou quoi ? Tu ne vois ce qui se passe depuis des mois ? ». Je me mis à penser. Non, je ne voyais pas. Je n’avais pas vu. Tout obnubilé que j’étais par ma mission et le salaire qui allait avec, j’en avais oublié d’entendre ceux qui étaient comme je fus pendant des années, avant cet entretien d’embauche à l’Élysée. A côté de mes pompes. Comme elles, je m’étais assoupli. Même en marchant jour après jour sur le trottoir, je m’étais écarté de mes contemporains – la faute au privilège du mocassin.
Le nerveux se collait maintenant à la vitre de notre cellule, blanc comme un linge. Dehors, on entendait une clameur sourde, des détonations, des chants, une rumeur folle et enragée que rien ne semblait pouvoir décourager.
L’autre était livide.
Bientôt, une fumée épaisse envahit le commissariat. On y avait lancé des cocktails Molotov. Des manifestants armés avec ce qu’ils avaient trouvé – barres de fer, bouteilles, battes de baseball, avaient débarqué dans le comico en ouvrant toutes les portes, la nôtre avec. Une chance inespérée ! La cagoule qui venait de faire sauter le verrou nous regarda de haut en bas, prisonniers du jour et compagnons d’infortune, comme pour jauger notre condition de révoltés. Roi ou laquais. Moi, dépenaillé et blessé au pied, l’autre Gontran en costume Armani noyé de sueur. Et la cagoule de cracher un molard millésimé à la tête du pinpin, ajoutant du collant à sa mèche, avant de me lancer un « Toi, tu sors ! ». Avant de suivre le révolutionnaire, je décidais d’enlever mes chaussures et de les rendre au sommet de l’État qui, à présent, avait une tête d’avalanche : « Je rends mon tablier ». Je pensais encore qu’un tablier n’avait rien à voir avec des chaussures, et que parfois les expressions étaient mal foutues, et puis je m’en voulu de penser à ça alors qu’on me rendait ma liberté.

*

Dehors, ça pétait de partout. On avait fait sauter les verrous de la frustration : les affamés pillaient pour manger, les pauvres brûlaient les voitures des riches pour repartir à égalité, les taiseux hurlaient ; le flot humain était tel que l’on ne pouvait pas choisir la direction dans laquelle aller. Je me laissais emporter par le flot, en surveillant que mes pieds nus ne se fassent pas massacrer une fois de plus.
La foule convergeait vers l’Élysée. Une foule jaune et noire, toute enfumée de lacrymo ; on aurait cru des abeilles que l’on tentait d’endormir pour leur voler leur miel – mais de miel, elles n’en n’avaient plus depuis longtemps – il ne restait dans la ruche française que du fiel.

*

Je ne reconnus pas le Palais de l’Élysée, et pour cause : il brûlait. Sortant de ses couloirs en feu en cohortes désordonnées, les pillards hurlaient de rire et poussaient des cris de victoire, auréolés d’un butin qu’ils voulaient voir revenir au peuple. L’un tenait un buste de Marianne à qui il avait passé du rouge à lèvres, criant à qui voulait l’entendre : « j’aime bien l’élégance quand je me fais pomper » ; un autre avait les poches remplies de vaisselle en argent. Un dernier portait un sac qui débordait de vêtements. Il avait dû faire un tour dans les appartements du Président.
Je réalisais, devant l’ampleur et la soudaineté du mouvement, que je n’avais rien vu venir, concentré que j’étais sur ma marche. À trop cirer les pompes et regarder ses pieds, on en vient à oublier que marcher ne doit servir qu’à aller vers l’autre – pas à tourner en rond.
Aux pieds du pilleur d’appartement, je reconnus les chaussures : des Weston Richelieu à 7 œillets. La languette de la chaussure gauche était très légèrement entaillée – ça il n’y avait que moi pour le voir. Tout comme je réalisais qu’à trop négliger les détails invisibles, on finit par passer à côté de l’histoire.

 

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