Au Revoir

À l’origine, il y a cet album photo incroyable de Deanna Dikeman, Leaving and Waving, que m’offre l’ami François Carré pour mon anniversaire. Il me bouleverse tant que j’y vois instantanément l’essence d’une dramaturgie.

Pour comprendre la nature de cet ouvrage, il faut se plonger dans cette traduction de l’article de  Eren Orbey, paru dans The New-Yorker :

« Les parents de Deanna Dikeman ont vendu la maison de son enfance, à Sioux City, Iowa, en 1990, alors qu’ils avaient soixante-dix ans. Ils ont déménagé dans un ranch rouge vif dans la même ville, qu’ils ont rempli de tous leurs vieux meubles. Dikeman, photographe alors âgée d’une trentaine d’années, a passé de nombreuses visites à documenter l’idylle de leur retraite. Son père, autrefois directeur de la circulation dans une entreprise de transformation des céréales, s’occupait des plants de tomates dans le jardin. Sa mère faisait frire du poulet et préparait une tarte à la rhubarbe, conservant les légumes frais au congélateur pour les conserver au froid. Chaque jour du Memorial Day, ils remplissaient le coffre de leur Buick bleue de fleurs et se rendaient au cimetière local pour décorer les tombes.

À la fin des visites de leur fille, comme d’innombrables autres mères et pères en banlieue, les parents de Dikeman se tenaient devant la maison pour la renvoyer pendant qu’elle montait dans sa voiture et partait. Un jour de 1991, elle a pensé à les photographier dans cette pose, émue par la prise de conscience croissante que les années paisibles ne dureraient pas éternellement. La mère de Dikeman portait un short indigo et un chemisier rose vif ce matin-là ; son père, en pantalon beige, s’attardait derrière elle sur la pelouse, à l’ombre déchiquetée d’un érable. L’image montre leurs bras se levant ensemble dans une vague d’adieu. Pendant plus de vingt ans, à chaque départ par la suite, Dikeman a photographié ses parents au même moment, baissant la vitre de sa voiture et pointant son objectif vers leur maison. La mère de Dikeman était connue pour gronder sa fille pour ses photos incessantes. « Oh, Deanna, range ce truc », disait-elle. Les deux parents l’ont quand même suivie dehors.

Dans « Leaving and Waving », une série de portraits qui fait également office d’album de famille, Dikeman compresse près de trois décennies de ces adieux en une chronologie habile et touchante. (En 2009, elle a publié une partie de la série sous forme de livre intitulé « 27 Good-byes ».) Chaque image réitère la loyauté discrète de la tradition de ses parents. Ils se retirent dans la lueur chaleureuse du garage les soirs de pluie et rient sous les combles par beau temps. En été, ils s’envoient des baisers depuis l’allée. En hiver, ils portent des foulards et se tiennent derrière les bancs de neige. Inévitablement, ils vieillissent. Quelques portraits de Dikeman, recadrés pour inclure l’intérieur de la voiture au départ, traduisent le déroulement parallèle de sa propre vie. La main qui serre l’objectif de son appareil photo, parfois visible dans les rétroviseurs extérieurs, finit par se débarrasser de son alliance. Les premières photographies montrent la fourrure emmêlée des oreilles d’un vieux chien et le visage flou de son bébé. Dans les plans ultérieurs, le garçon est adulte et prend le volant, reculant dans l’allée tandis que Dikeman photographie ses parents âgés depuis le siège passager.

Le père de Dikeman est décédé le premier, fin 2009, après être apparu dans la série pour la dernière fois en août. Dans son image finale, il pose une main sur la poignée d’une canne quadruple et fait signe de l’autre, se calant entre un pare-chocs de voiture et le côté de sa femme. « Plus de photos, Deanna », lui a dit la mère de Dikeman après sa mort, quelques semaines plus tard. Mais c’était une légère protestation. Dikeman l’a photographiée à l’extérieur de la maison, parfois accompagnée de proches, jusqu’en 2017, date à laquelle sa mère a déménagé dans une maison de retraite. Elle n’arrêtait pas de faire signe à la caméra alors que la vieillesse lui pinçait les doigts. Plus tard cette année-là, elle mourut dans son sommeil.

La plupart des images de « Leaving and Waving » sont des instantanés désinvoltes, capturés dans les brefs instants de la retraite d’une voiture. Seul le dernier plan, d’une allée vide, a donné plus de temps à Dikeman. Après les funérailles de sa mère, elle a installé un trépied dans la rue et a pris cinquante photos pendant que sa sœur attendait dans un Starbucks voisin. Au printemps dernier, son fils a quitté sa propre maison, à Columbia, dans le Missouri, pour se diriger vers l’est pour trouver son premier emploi à la sortie de l’université. Ils ont chargé sa voiture de ses affaires et, alors qu’elle tournait au ralenti dans l’allée, il a regardé sa mère et lui a demandé : « Tu ne vas pas prendre une photo ? Dikeman, un peu surprise, s’est précipitée à l’intérieur pour récupérer son appareil photo et, pour la première fois, accepter un nouveau rôle dans un vieux rituel. »

 

La dernière photo de la maison, seule, est d’une telle intensité qu’elle m’a fait pleurer. Le principe même de la répétition, de l’itération vernaculaire qui donne une idée du temps qui passe, me remplit d’émotion. Une vanité.

Je décide de transposer ça sur le plateau d’un théâtre en jouant le rôle d’un père qui dit au revoir à son fils, de ses 42 ans jusqu’à sa mort. Je m’inspire de ma relation directe à Vadim, et extrapole au théâtre ce qu’il me reste à vivre dans la réalité.

Ce que je cherche avec Au Revoir, c’est passer la mémoire adulte au tamis du souvenir pour éclairer la beauté de la relation filiale.

En passant par des faits familiaux anodins, quotidiens, vernaculaires, simples, bruts, révéler la beauté, l’émotion, le rire, et l’implacable vanité du temps qui passe.

Je fais appel à Nordine Baraka pour m’aider à écrire et à fabrice Bez pour qu’il m’écrive une mélodie qui vieillisse.

La dramaturgie est simple : la même scène d’au revoir se répète, inlassablement, dix, quinze, vingt fois ; autant de fois que notre plume le réclamera. Entre chaque « pastille », une mélodie se développe pour laisser le temps au comédien de se changer, au lointain, à vue.
Mais, derrière cette apparente simplicité de la répétition, insidieusement, se jouera le fil du temps qui passe : dans le jeu du comédien, qui deviendra de plus en plus vieux. Dans les « motifs » de relation à son fils, aussi (Partir en récitant une poésie pour l’école > partir pour le match du foot du dimanche > partir pour son service militaire > partir faché > partir ivre > partir pour emmenager avec une épouse…).
Dans le texte se noueront, en sous texte, les histoires familiales, la relation père fils… Un miroir tendu à tous.
C’est le père qui parle.
L’idée de scénographie est brute, elle aussi. Sur le plateau, un cadre de porte, symbolisé. Du gaffeur pour signifier le tracé d’une allée d’entrée et la façade de la maison, et rien d’autre. Derrière la « façade », à vue, la loge du comédien. Portant avec les costumes, table de maquillage, on le voit se transformer pendant chaque refrain.

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